Salut la foule, on a prêté notre espace le temps de l’écriture d’une critique cinématographique au jeune Charles Herby, 17 ans, futur David Lynch. Ben nous voilà rhabillés pour l’hiver, la relève est assurée !
L’histoire s’ouvre sur un clivage. D’une part, d’un étage du luxueux univers hôtelier que Jakob Lass esquisse dès les premières images : Clemens, jeune homme introverti et apathique masseur néophyte. De l’autre : Lara, aide-cuisinière véhémente, incontrôlée, noyant ses exubérances émotionnelles manifestes dans une flasque d’alcool. Rencontre. Fin d’un montage alterné veule. Naissance d’une passion explosive qui s’intensifiera jusqu’à, comme notre imaginaire et celui du réalisateur l’imposent, la destruction.
C’est sur cette forme d’amour ésotérique que semble reposer Love Steaks, dernier et second long-métrage du jeune réalisateur allemand sorti en 2013, soit deux années après son premier coup d’essai Frontalwatte. Dans sa construction fragmentée et lapidaire, le film semble ne proposer que la substantifique moelle d’une attirance forte et néfaste, presque tir à la corde sentimental dans lequel chacun, coup après coup, s’acharne à entrainer le second dans une forme d’échappatoire jouissif, personnel mais réprouvé par l’autre. La liaison de Lara et Clemens, en effet, prend rapidement des proportions excentriques. Elle se traduit d’abord par des jeux curieux auquel le spectateur se joint peu à peu ; comme une tierce personne partagée entre complicité, curiosité malsaine et profonde culpabilité de voyeurisme.
Mais progressivement, ce sentiment d’affection oxymorique – tout attire deux êtres que tout oppose – laisse place au côté ludique les affres d’un attachement paroxystique, Love Steaks n’en reste pas moins, dans sa thématique, une histoire d’amour puissante : peu à peu il ne s’agit plus de la perpétuation quotidienne d’une luxure assumée, mais de la survie d’un couple menacé par la fragilité de sa propre relation, alors aux balbutiements de sa construction. Comment lutter contre les troubles intérieurs et extérieurs, quand le caractère abscons d’une liaison semble l’emporter sur toute forme de raison ou d’influence ? Comment faire confiance à un être paraissant ne donner naissance qu’à une affinité abstruse et inexorable ? Tant de questions auxquelles le film ne répondra jamais, préférant probablement laisser au spectateur le droit de s’en approprier les solutions, ou d’y insuffler de manière cathartique son vécu personnel. Or, bien que foncièrement tragique dans les sujets qu’il aborde, Love Steaks s’impose étonnamment comme une oeuvre pétulante et empreinte d’un inextinguible vent de drôlerie.
C’est aux règles du Fogma qu’il doit toute son appréciable alchimie mélo-comique, référence évidente au Dogma de Lars Von Trier et Thomas Vinterberg duquel, loin d’escamoter uniquement une consonne, Jakob Lass extirpe un souci du réalisme et une réalisation aussi racée qu’envoutante, en combinant improvisation, volonté d’un regard presque documentaire et force narrative d’un scénario conventionnel. Cette anti-hiérarchisation de la mise en scène frappe ainsi de par sa sincérité, sa simplicité ne sombrant jamais dans le fastidieux ou la redondance; en s’appuyant sur le jeu fort et franc de deux professionnels, mêlé à l’authenticité de néophytes en évolution dans leur propre milieu. Il y a d’ailleurs, chez Lana Cooper et Frank Rogowski, cette capacité à explorer les interprétations les plus folles, sans pour autant briser la fine membrane séparant les théâtralités baroques du cabotinage. L’arrestation de Lara témoigne par exemple, à l’instar du film, de cette volonté d’insuffler dans les «tragédies ordinaires», toute une complexité artistique et scénaristique, apportant la savoureuse touche burlesque devenue essence du film: les glissades répétées de Clemens, de la même manière, suscitent le rire, mais bien au delà, nourrissent une dimension.
Jakob Lass brise ainsi les conventions de la comédie sentimentale lénifiante, où les lèvres se soudent non dans l’idylle d’un sentimentalisme insipide, mais dans les conséquences d’une fatalité résignée. Love Steaks ne se présente donc pas comme une autre histoire d’amour tragi-comique, porteuse d’une représentation sociale vaine, crasse et lourdaude. Il y a là l’exégèse du sentiment amoureux dans toute sa complexité, au sein d’une oeuvre qui malgré son renfermement et son environnement macrocosmique, se veut sans prétention d’une portée universelle et profondément humaine.
Charles Herby